Ma perspective

Historien spécialiste de l'Amérique latine, j'observe l'actualité en y appliquant, quand la situation s'y prête, deux démarches concurrentes et complémentaires: une lecture historique du présent et une lecture politique du passé.

dimanche 3 janvier 2010

La paternité du président Lugo

Fernando Lugo a été élu à la présidence du Paraguay en avril 2008 et dirige le pays depuis le 15 août 2008. Soutenu par une coalition très large, l’Alianza Patriótica para el Cambio (APC), il a dû son succès à son travail comme pasteur engagé auprès des travailleurs et des paysans à l’époque où il était évêque du diocèse le plus pauvre du pays. Le Vatican l’a démis de sa charge épiscopale, à sa demande, puis l'a ramené à l'état laïque après son élection. Sa victoire a mis fin à 61 ans d'appropriation de la présidence par le parti Colorado, ce même parti qui avait cautionné la dictature du général Alfredo Stroessner de 1954 à 1989. Élu sur un programme progressiste, Lugo, qui ne dispose pas d’un parti propre, fait maintenant face à une formidable opposition au parlement. Certains analystes évoquent la possibilité qu’il puisse connaître le même sort que Manuel Zelaya, le président hondurien destitué par un coup d’État « légal ».

Ce qui retient l’attention des médias internationaux, c’est moins ses projets de réforme et les réactions qu’ils suscitent chez tous ceux qui auraient à perdre, par exemple, d’une réforme agraire, qu’une histoire de mœurs. Les médias locaux et internationaux font leurs choux gras de la supposée paternité généreuse de l'ex-évêque. Fernando Lugo a reconnu en avril 2009 être le père d’un garçon de deux ans, fils d’une femme âgée de 25 ans. Puis en novembre, sa nièce a parlé d’une fille âgée de 19 ans. Les médias s'emploient à lui trouver d'autres enfants. La presse évoque la possibilité qu’il ait procréé 17 enfants. Des demandes pour des tests d’ADN ont été déposées par des femmes. Certaines les ont retirées par la suite, disant avoir été soumises à des pressions par des avocats pour effectuer ces demandes.

On peut déplorer la conduite de l’ecclésiastique Lugo qui a enfreint des règles d’abstinence sexuelle propre à son état. Qui suis-je pour lui jeter la pierre, moi qui rejette cette position de l’Église, une position qui n’est apparue qu’après l’an mil. Comme historien, je sais aussi combien l’Église a exploité le péché et la répression de la sexualité comme moyen d’asseoir son contrôle des esprits. Lugo fut-il hypocrite dans sa conduite publique : dénonçant la sexualité des autres, tout en soumettant des jeunes femmes à ses pulsions? Seule une connaissance de sa pastorale, de ses sermons, permettrait d’en juger. Une chose est sûre : c’est par la dénonciation du péché social (l’injustice, la pauvreté) qu’il s’est illustré.

Indépendamment de ce que fut la conduite sexuelle de Fernando Lugo alors qu'il était évêque, on doit voir dans cette campagne une tentative de la part de la droite pour le discréditer et l'empêcher de se consacrer à ses tâches de président.

Cet épisode interpelle cependant l'historien dans la mesure où il révèle un comportement masculin profondément ancré au Paraguay depuis le 16e siècle. On disait que cette région autour d'Asunción qu’elle était le "paradis de Mahomet" en raison des unions de fait et les nombreuses naissances illégitimes résultant des amours entre les conquérants et colons espagnols et les femmes guaranis. La guerre de la Triple Alliance (1864-1870) – opposant le Brésil, l’Uruguay et l’Argentine au Paraguay -- a fourni un autre contexte tout à fait singulier. Plus des trois quarts de la population paraguayenne y perdit la vie. Il restait très peu d’hommes parmi les 300 000 survivants. Les hommes survivants transformèrent donc leur fonction reproductive en devoir patriotique. Comme pour le Larousse, on peut dire qu’ils semèrent « à tous vents ».

Ce comportement a perduré. Le Paraguay est un cas extrême. Sept Paraguayens sur 10 n’ont pas de père reconnu. Le tiers des ménages ont une femme pour chef unique. Le père féconde, la mère accouche et élève. Le président Lugo est en bonne compagnie : des 52 présidents qu’a eus le pays, huit étaient des fils illégitimes et 17 ne reconnurent pas leur progéniture. Lugo peut donc donner l’exemple en reconnaissant ses enfants (à coup de tests d’ADN) et en versant des pensions. On peut penser que c’est son état passé qui l’empêche de jouer franc jeu dans cette démarche. Il devrait plutôt aller au bout de sa démarche et contribuer à changer les hommes pour en faire des pères responsables. Un groupe musical a lancé une chanson qui est devenue un tube. On y chante : « Lugaucho a du cœur, mais il n’a pas de capote ». Lugo s’est comporté comme un gaucho, l’homme des campagnes.

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